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Made in Germany

L’Allemagne, locomotive de l’Europe, se veut un modèle à suivre. Mais les autres pays peuvent-ils vraiment appliquer les recettes germaniques ? Ce livre nous éclaire sur le modèle allemand, pour ne pas dire qu’il le démystifie.

Sur les traces du Japon

À l’heure où les allemands se positionnent en grand donneur de leçons, voici un livre qui vient à point. Sous-titré “Le modèle allemand au-delà des mythes” , Guillaume Duval, rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques (qui a travaillé pour l’industrie allemande), nous brosse le portrait de notre voisin. Il veut tordre le cou aux idées reçues.

Car le succès du “modèle allemand” ne repose pas sur les politiques menées par Schröder puis Merkel, et les dirigeants des autres pays, la France en tête, auraient tort de croire qu’il suffirait de prendre quelques décisions pour obtenir la même réussite économique.

D’ailleurs, la thèse de l’auteur est que le chancelier Schröder a “plutôt fragilisé à terme l’économie et la société allemandes en permettant que s’y répandent la pauvreté et les inégalités et en freinant la modernisation de ses infrastructures collectives.” (p. 9)

Et attention à ne pas être aveuglé par ce succès. La fête risque d’être bientôt finie : “Les Allemands gagneraient sans doute à méditer davantage sur les déboires des Japonais qui paraissaient eux aussi promis à un bel avenir à la fin des années 1980…” (p. 214)

Alors, quelle est le secret de cette soit-disant réussite allemande ?

Un modèle qui date d’hier

L’histoire de l’Allemagne l’a menée à des particularités structurelles qui sont actuellement des avantages économiques. En voici quelques-unes :

  • Contrairement à la France où tous les pouvoirs et les richesses sont centralisés dans la métropole, l’Allemagne est décentralisée : le capital humain, culturel et financier est assez équitablement réparti sur le territoire. Cela donne une proximité entre les services et sous-traitants, tout en allégeant les coûts d’infrastructure pour le transport.
  • Alors que la France compte 75 universités françaises créées dans les années 60 ou 70, la plupart des 103 universités allemandes remonte au haut Moyen Âge, dans les villes où elles sont implantées. De plus son système éducatif est moins fondé sur la concurrence permanente et la sélection par l’échec.
  • La gouvernance des sociétés est moins autoritaire et hiérarchique, on ne pense pas qu’aux actionnaires. L’implication des travailleurs y est plus forte : ils prennent part aux décisions, et il n’y a pas de barrière pour arriver aux plus hauts postes. En France, le management est élitiste : “Le PDG tout-puissant : handicap majeur de l’industrie française” (p. 43)
  • Alors que la Révolution française a banni les corporations, celles-ci sont encore bien présentes en Allemagne, avec un effet bénéfique : au sein d’une même activité, elles organisent les liens sociaux, définissent les salaires, fixent les prix, partagent les techniques. Ce sont des économies d’échelle pour les entreprises, en plus de les lier entre elles plutôt que de les mettre en concurrence.
  • Les valeurs chrétiennes sont encore bien ancrées dans la société allemande, n’encourageant pas la femme à travailler. Elle doit choisir entre un travail mal payé (tout bénéfice pour l’industrie) ou rester au foyer pour s’occuper des enfants (tout bénéfice pour l’État qui consacre peu d’argent à l’accueil des jeunes).
  • Conséquence du point précédent, et renforcé par une conscience écologique plus forte qu’ailleurs, le taux de natalité est en baisse. Avec peu de jeunes à nourrir, éduquer et loger, la charge de la population inactive (comprenant aussi les plus de 65 ans) reste légère, tandis que, faute de demande, le marché immobilier reste accessible.
L'automobile haut de gamme, un de pilier de l'économie allemande
L’automobile haut de gamme, un des piliers de l’économie allemande

Détricotage annoncé

Grâce à la spécialisation de son industrie, principalement les biens d’équipement et les automobiles haut de gamme, l’Allemagne est largement exportatrice et a pu profiter de la baisse de l’euro comme de l’expansion du marché des pays émergents.

On comprend maintenant pourquoi le modèle allemand ne peut pas être simplement copié-collé dans un d’autres pays – mais certains enseignements peuvent en être tirés.

De même, l’Allemagne n’a pas de leçon à donner à ces partenaires européens ! “S’il était encore besoin de démontrer que l’hypothèse de l’homo oeconomicus rationnel, chère à la théorie économique néoclassique, est une fiction qui n’a (malheureusement) rien à voir avec le comportement profondément irrationnel des acteurs économiques réels, l’attitude de l’opinion publique allemande et du gouvernement d’Angela Merkel dans la crise de la zone euro en fournirait un exemple des plus éclairants.” (p. 193)

Non, l’Allemagne ne montre pas la solution à la crise de la zone euro. Et avec sa dénatalité, ses investissements dans des produits spéculatifs (y compris des prêts à la Grèce) plutôt que dans les infrastructures matérielles, avec ses bas salaires, et l’appauvrissement programmé des futurs retraités, la société allemande risque de se détricoter.

Bon vent

Pour l’auteur, il faut chercher des solutions ailleurs : “l’économie européenne ne sortira durablement de sa crise actuelle que si elle est capable, ici et maintenant, d’accélérer sa conversion écologique et la transition énergétique malgré les graves difficultés qu’elle rencontre en matière de finances publiques.” (p. 219)

Voilà un discours que j’aime bien, que j’ai déjà entendu ou lu de nombreuses fois. Et pas forcément de la bouche d’écologistes endurcis.

Et si l’Allemagne n’est pas le si bon élève de l’Europe que l’on croyait, elle montre l’exemple en ce qui concerne le défis des énergies de demain. Son industrie a déjà une longueur d’avance dans ce domaine, sa politique va déjà en ce sens.

Je referme donc ce livre en gardant une certaine admiration pour ce pays. Tout n’est pas bon à prendre. Mais sa fibre écologique, son leadership dans les nouvelles énergies et le management de ses sociétés me séduisent.

Et vous, que pensez-vous de ce puissant voisin ?

“Made in Germany” par Guillaume Duval, 231 pages, Seuil

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Penser l’économie autrement

Deux économistes, l’un plutôt de gauche, l’autre plutôt libéral, s’entretiennent sur l’avenir de l’économie. Cela nous donne un livre où le fossé n’est pas si grand entre ces deux grands esprits.

L’un l’a vu venir, pas l’autre

Ce livre est le résultat de longues heures d’entretien entre Paul Jorion, économiste anthropologue ayant vécu, voire annoncé, la crise des subprimes, et Bruno Colmant, financier ayant présidé la bourse belge.

Jorion et Colmant ne jouent pas l'un contre l'autre (c) Le Soir
Jorion et Colmant ne jouent pas l’un contre l’autre © Le Soir

Voilà donc encore un choc des idées, un échange d’arguments, pour mettre à mal certaines idées, ou bien les renforcer. Pour autant, ne croyez pas qu’il existe un gouffre entre les opinions de ces deux hommes. Si Jorion n’a pas changé son point de vue très critique sur l’économie, Colmant, lui, a amorcé une remise en question. “La crise de 2008 a été un choc salutaire, existentiel. Elle a révélé chez moi un déficit de valeurs de solidarité et de partage. Je pense maintenant qu’il y a plus de bonheur dans la solidarité que dans la rigueur. Et que la question sociale doit être résolue avant la question monétaire.” (p. 229)

La discussion est animée par Marc Lambrechts, chroniqueur économique et financier au journal l’Echo. Il introduit les sujets et pose les questions, donnant une certaine structure au livre. Voici les thèmes :

  • Quel modèle économique choisir ?
  • Le piège de la dette publique
  • Quelle banque centrale pour l’Europe ?
  • Spéculation et Bourse, des dérives à combattre
  • Travail et emplois : quelles solutions ?
  • La finance de demain
  • Quel rôle pour les économistes ?
  • Quand Friedman rencontre Keynes

Il est difficile de résumer l’ouvrage, tant il est dense. Et je dois aussi avouer que j’ai été plus réceptif à certains sujets, comme celui sur le travail…

Une idée révolutionnaire

Existe-t-il une solution au chômage ? Un job pour tous est-il encore possible ?

Oui“, répond Colmant. Les gens doivent être mieux préparés aux mutations technologiques. Et, en prenant comme exemple l’économie des États-Unis, les hommes et les capitaux doivent être plus mobiles, il faut une prise de conscience sur la responsabilité liée à la liberté individuelle. “Les Européens attendent plus de la collectivité. Ils ont choisi un modèle social plus redistributif et solidaire. C’est un choix sage, mais qui est probablement associé à une moindre capacité d’initiative et entrepreneuriat individuel, lui-même corrélé à une moindre croissance.” (p. 124) Et la croissance est nécessaire : elle est corrélée avec la liberté individuelle. “[…] seul un régime autoritaire et égalitaire permettrait d’ordonnancer une économie sans croissance.” (p. 129)

Soyons réalistes“, répond Jorion. Les emplois qui disparaissent sont remplacés par des machines et des logiciels. Il n’y a pas de raison que cette tendance s’inverse, tant les avantages financiers existent.

Pourtant, cette tendance va dans le sens de cette vieille utopie où l’homme rêvait d’avoir tout son temps au loisir, tandis que les machines travaillent pour lui. Cette société serait possible si on suit la proposition de Sismondi (ceux qui connaissent Paul Jorion savent combien il aime défendre l’idée de ce philosophe économiste du XIXè) : un ouvrier remplacé par une machine percevrait une rente ponctionnée sur la richesse qu’apporte cette machine. Les gains de productivité seraient donc versés aux (anciens) travailleurs en plus des patrons et actionnaires.

C’est effectivement assez révolutionnaire” répond Colmant.

De bonne humeur le matin

Nous sommes ici au point central de notre message” ajoute Colmant. “Par la robotisation et les gains de productivité, le rendement du capital est supérieur aux taux de croissance de l’économie, ce qui signifie que la partie travail est inéluctablement en voie de précarisation. […] accumuler du capital est bien plus aisé grâce au capital que grâce au travail. […] Il y a un effet de capture de la richesse. S’il y a un élément de flottement social qui doit émerger, c’est de là qu’il proviendra.” (p. 145)

L’allocation universelle serait-elle un solution ? Oui, temporairement, répond Jorion : c’est un moyen adéquat pour entretenir la consommation, moteur de l’économie. “Mais c’est un pis-aller tant qu’une véritable prise de conscience de la nature du problème n’a pas eu lieu.” (p. 134) Cette prise de conscience porte sur la remise en état de notre planète et l’utilisation de nos ressources de manière durable. Nous devons entamer une transition qui va générer de très nombreux emplois, “le genre de travail qui met de bonne humeur lorsqu’on se lève le matin.” (p. 134)

Le travail a-t-il encore un avenir dans notre économie ?
Le travail a-t-il encore un avenir dans notre économie ?

Où sont les philosophes ?

J’ai été plus sensible aux arguments de Jorion, peut-être en raison de son langage très didactique. Ou parce que je suis plus réceptif à ses arguments, remettant en question le capitalisme.

Tandis que Colmant, défendant des pratiques impopulaires comme la spéculation, ou justifiant ce que nous prenons pour des dysfonctionnements (“Plus j’y réfléchis, plus je crois que les bulles [spéculatives] n’existent pas.“, p. 169), est obligé de donner des détails techniques, peu compréhensibles pour les non-initiés comme moi.

Néanmoins, ces deux têtes pensantes ont pas mal de points de convergences : cela a quelque chose de rassurant. D’autant qu’il s’agit de deux personnalités très médiatiques (Colmant intervient souvent dans les journaux télévisés, tandis qu’il n’est pas rare de voir Jorion dans des débats sur les chaînes françaises), qu’on espère écoutés et influents.

En tout cas, la solution viendra plus d’une bonne gouvernance plutôt que de la “main invisible” du libéralisme. Quelqu’un a dit un jour, nous explique Jorion, que l’humanité ne verra pas la fin de ses maux tant que ce ne seraient pas les philosophes qui aient accès à l’État, ou que celui-ci soit devenu philosophe. Hélas, “[…] ceux qui dirigent aujourd’hui les États ne sont pas devenus philosophes, mais banquiers.” (p. 249)

“Penser l’économie autrement”, Jorion, Colman et Lambrechts, 250 pages, Fayard

À propos de la spéculation, avec quelle réponse vous sentez-vous en accord ?

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Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles

Les économistes nous prennent-ils pour des imbéciles ? Ce petit livre veut nous en convaincre. Et il le fait bien !

Oncle Bernard

Bernard Maris n’est plus. Si je vous dis qu’il écrivait pour Charlie Hebdo, vous devinez ce qui lui est arrivé !

Comme je l’avais alors écrit, un de ces ouvrages prenait la poussière dans ma bibliothèque : datant de 1999, il s’était fait doublé par des écrits plus récents, dans l’urgence de l’actualité.

Il faut dire aussi qu’avec un tel titre, je m’attendais à un pamphlet et non à une œuvre délivrant son sage enseignement.

Et c’est bien le cas.

Ma fois, c’est une petite récréation qui fait du bien. Car “Oncle Bernard” a le verbe épique et n’y va pas de main morte. Professeur d’économie et journalistes pour Le Monde, Marianne, Le Nouvel Observateur entre autres, notre homme connaît la matière, et une telle critique de sa discipline ne doit pas passer pour une simple saute d’humeur. En lisant ses paroles, on change son regard sur l’économie. Si ce n’était pas déjà fait !

Un vaste bordel

“[…] il n’y a pas de théorie du libéralisme, de la concurrence, de l’efficacité, […] tous ces mots – libéralisme, concurrence, efficacité – relèvent de l’idéologie la plus plate et de l’utopie la plus totalitaire, aussi totalitaire que furent les utopies socialistes et staliniennes !” (p. 41)

Depuis la révolution industrielle, les économistes n’ont eut de cesse d’imaginer des théories, la plupart poussant à aller vers plus de libéralisme, grâce auquel on atteindrait un équilibre des marchés, une harmonie entre les couches sociales, bref, une société enfin parfaite et sans guerre. Cet équilibre viendrait de lui-même, par la somme des comportements des individus “égoïstes” et “indépendants” constituant l’offre et la demande. C’est “la main  invisible”, déjà suggérée par Adam Smith au XVIIIè siècle.

Sauf que l’offre et la demande ne conduisent pas les individus à un comportement rationnel ! Nous ne sommes pas dans “un monde d’égoïstes primaires, d’ahuris, débiles, […] occupés à regarder leur nombril et leurs dilemmes coûts-avantages, n’ayant aucune finesse, intelligence, psychologie, émotion, […] ne cherchant jamais à savoir ce que pensent les autres, ignorant tout […]” (p. 23)

Keynes, Sonnenschein, Walrasn Debreu, Arrow, Lipsey et Lancaster, Nash sont autant d’économistes ayant mis à mal l’intuition d’Adam Smith, celle-ci devenue un dogme défendue par Hayek, Hicks, Friedman et compagnie, qui croient en un équilibre naturel des marchés, qu’il faut laisser sans entrave.

Si les mots marché et loi de l’offre et de la demande ont un sens, ils signifient bizarreries, aberrations, déséquilibre, indétermination, destruction, pagaille, capharnaüm. Bordel. Le marché est un vaste bordel !” (p .25).

Un court portrait de Bernard Maris par teletoulouse-wizdeo

La réalité est fausse

Pourquoi l’Économie, Science, avec ses fastes, ses Nobel et ses pompes, est-elle la seule qui soit autorisée à raconter les plus invraisemblables fantasmagories ?” (p. 15)

Les économistes sont des savants qui pratiquent la science à l’envers. Ils théorisent mais ne découvrent rien. “L’économie est cette discipline où on ne sait pas de quoi on parle, ni si ce qu’on dit est vrai.” (p. 38)

Et quand une crise survient, ils ont juste un sourire crispé : il leur manquait une variable. Pire, ils deviennent intégristes, comme Stiegler : “Ce n’est pas la science économique qui est fausse, c’est la réalité.

Et dire que la plupart est récompensée par un prix Nobel d’économie (l’auteur n’explique pas qu’il s’agit en fait d’un prix de la Banque de Suède et non de la Fondation Nobel).

Leur nullité crasse

Parmi les nobélisés, on trouve Merton et Scholes, qui ont “étalé devant le monde entier leur nullité crasse.

Ces génies de la finance “avaient bricolé une martingale, une formule, permettant de déterminer à l’avance le prix des options.” (p. 65). Dans les années 90 ils deviennent les têtes pensantes de LTCM (Long Term Capital Management), qui attire les grandes banques et les courtiers. Leur succès est phénoménal. Avec moins de 3 milliards de dollars, ils en arrivent à brasser l’équivalent du PIB français : 1.250 milliards.

Jusqu’à ce que tout s’effondre, ébranlant toute la finance internationale. C’était en 97, quelques mois après leur prix Nobel !

Merton et Scholes ont, comme tous les économistes, véhiculé la vieille idée de la transparence du marché, le mythe de la prévision parfaite, l’idéologie, encore plus radicale que celle du petit Jésus, de l’absence de risque et d’incertain. Bref, Merton et Scholes ont véhiculé le mythe du risque nul. Sur un marché spéculatif, on ne se lassera pas de répéter, c’est assez génial. Ça valait bien un Nobel.” (p. 68)

Pas de mains

Dans la vie, il y a ceux qui prennent le risque de se salir, ceux qui se lavent les mains, et ceux qui n’en ont pas. Les économistes n’en ont pas. Pardon, ils ont la main invisible.” (p. 42)

Cette critique des économistes est sévère, mais comment ne pas leur en vouloir ? L’économie, c’est la mécanique du monde, tout simplement. Et son carburant semble bien être l’argent. Mais il y a l’homme pour gripper la machine, ce qu’oublient ces chers .

En fait non, pas tous. hélas ceux-là sont rarement entendus par les décideurs !

Mais cela pourrait changer : nous le verrons bientôt, avec un autre livre…

Keynes aurait apprécié ce livre
Keynes aurait apprécié ce livre

“Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles”, Bernard Maris, 142 pages, Seuil

"[...] une phrase comme le marché est efficace est une foutaise." (p. 21)

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